Hiver 1973

J’étais près de lui. Je l’ai toujours été. C’est ainsi et sans explication.
J’avais sept ans et je l’observais se raser. Pour cela, je m’étais adossé au mur, à côté du lavabo et lui faisait face.
Le miroir duquel il s’approchait pour guider son geste reflétait la lumière d’une petite lampe installée à proximité. Tour à tour, dans un mouvement doux et régulier, il  s’avançait en se courbant. Puis, il se  redressait afin de vérifier, grâce au recul nécessaire, le bon rinçage du rasoir. Son visage, éloigné du seul éclairage prévu dans l’espace réduit de la salle de bain, s’assombrissait alors, rejoignant les ombres noires et bleutées de la fin de journée.
Je regardais mon père intensément. Je souhaitais que rien ne m’échappe et pouvoir de lui tout retenir. Je caressais du regard le satin de sa chemise sous laquelle je devinais les muscles saillants.
Le matin même, comme chaque dimanche, je l’avais rejoint au lit, m’étais blotti contre son dos, entourant de mes bras, autant que possible, son torse puissant. Il me faisait l’effet d’un immense rocher.
Je collais mon nez contre sa peau et inspirait profondément. Aujourd’hui encore,  je garde en mémoire son odeur suave et pourtant légèrement aigre, celle qui au matin, après une nuit de sommeil, révèle dans toute sa vérité l’identité du corps.
Le filet d’eau continuait de s’écouler. Contempler ses torsades argentées, capter l’éclat mouvant de quelques rares rayons m’évitait de penser. Bien vite cependant, l’agitation du rasoir ou quelques éclaboussures interrompaient ma rêverie et me ramenaient à mon père. Son pouce faisait pression sur la peau, la tendait et facilitait le passage de la lame.
Parfois, il délaissait son image pour m’adresser brièvement un sourire amusé.
Pourquoi semblait-il si heureux de partir?
La toilette s’achevait. Le parfum, la coiffure légèrement crantée, le nœud de cravate, les boutons de manchette, tout avait requis la plus grande attention et semblait convenir.
Je courais rejoindre ma mère.
Elle se tenait debout, devant la fenêtre du séjour et me tournait le dos.
Etait-ce l’effet du contre jour, un mouvement du voilage? Sa silhouette fine et sombre semblait presque transparente. Je m’approchais sans bruit et lui saisissait doucement la main.
Ma mère restait immobile et silencieuse, fixant face à elle l’étendue du tissu et le jour déclinant.
C’était maintenant l’heure du départ. Combien de temps durerait son absence?
Dans l’étroit couloir qui menait à la porte d’entrée de la maison, mon père avait revêtu son élégant blaser. Il avait déposé une valise à ses pieds et nous regardait à distance.  Son attitude trahissait l’embarras, ses gestes étaient gauches, probablement attendait-il que j’accoure l’embrasser. Puis, très vite, la porte se refermait derrière lui, nous laissant seuls et hébétés.
« Ca va aller » me disait ma mère. « Si tu veux, tu peux rejoindre ton copain Pierre, mais couvre-toi chaudement et sois ponctuel pour le dîner. »
Dehors, la neige tombait abondamment et le soleil avait définitivement disparu. Courir, échapper à la nuit. Je m’élançais dans le froid vif. La chute des flocons gagnait encore en force. Brusquement, je m’arrêtais et relevait la tête en direction du ciel. Le vent, dans l’infini obscur, brassait la poudre blanche.

Alain Levillain