A MON PERE

Désormais les portes étaient closes. L’église n’accueillait plus les rares fidèles vieillissants et seuls quelques oiseaux, profitant d’une ouverture dans le clocher, parvenaient encore à y trouver refuge.
Un courrier du prêtre de la paroisse m’autorisait à pénétrer dans l’édifice pour le photographier. Muni des clés anciennes, énormes et rouillées, qu’on lui avait confiées, un villageois chargé de la surveillance du lieu m’avait accompagné.
« Faites attention aux vipères. » m’avait-il dit sur le chemin pentu conduisant à l’église. « Les herbes des talus, par ici, en sont infestées cette année. »
C’était l’été. La lumière du début d’après-midi était intense et la chaleur écrasante.
A l’ouverture des lourdes portes, l’ombre et la fraîcheur du lieu m’avaient saisi. Je pénétrais avec précaution dans la nef haute et obscure, pour ne pas chanceler, hésitant entre deux larges rangées de bancs. L’endroit exhalait une odeur rance, celle des demeures anciennes, depuis longtemps inoccupées, vague mélange de cire, de poussière et d’abandon. Un relent d’encens, peut-être. Le corps transi et transpirant, j’avançais, aveugle, dans ce mauvais air.
Tout, dans un désordre de chaises, semblait avoir été oublié, et les lieux, définitivement quittés.
Les choses s’étaient comme endormies. Vivantes, mais d’une vie lointaine. Elles n’étaient plus de ce monde.
Mon hôte interrompit ma rêverie d’une voix forte de paysan et me salua avec simplicité. « Quand vous aurez fini, refermez derrière vous. ».
Fini quoi au juste ? Qu’étais-je venu chercher ? La photographie n’était-elle en réalité qu’un prétexte à m’isoler ? L’expression d’une secrète nécessité à me retirer du monde ? Et le cadrage, à l’intérieur du viseur de l’appareil, ne constituait-il pas, lui aussi, un espace de retrait, une chambre pour le repli ?
Je remerciais l’homme pour son accueil, et l’esprit hagard, retournais à mes pensées.
Du dehors, les rares aboiements d’un chien de ferme troublaient encore, mais à peine, la calme retraite.
Je poursuivais maintenant ma progression, familiarisant peu à peu mon regard à un décor d’un autre temps.
Dans l’allée centrale, une chaire imposante ne dominait plus dorénavant qu’une assemblée de sièges vides.
Depuis plusieurs années, nul chant résonnait et l’harmonium, comme les cloches, s’était tu.
Au sol, des inscriptions sur les dalles achevaient de s’effacer en quelques signes indéchiffrables. Que disaient-elles de nous et de nos modestes existences ?
Un battement d’ailes soulevait soudainement mon regard, m’indiquant l’étendue considérable des voûtes aériennes.
Au-dessus de ma tête, l’architecture vacillait et la lumière perçait les vitraux, produisant l’effet d’un vaste kaléidoscope coloré. D’énigmatiques figures y tournoyaient et semblaient chuter, précipitées dans les rais verticaux.
Fermer les yeux. Clore les paupières, ultime et fragiles remparts aux tumultes du monde. Se reprendre, résister, ne pas céder au vertige.
Quelques marches en contrebas du transept conduisaient à une sacristie. La petite salle, d’un bleu azuréen, dans laquelle jadis le prêtre revêtait ses vêtements liturgiques, aube, chasuble, étole précieusement brodée de fils d’or, était maintenant dépourvue de ses objets de culte. J’y entrais. Face à moi, la porte entrebâillée d’une armoire ancienne s’entrouvrait sur le vide. En partie dissimulé par un encombrement de planches et de cadres hors d’usage, un tableau entreposé dans une encoignure de la pièce laissait entrevoir le fragment d’une figure d’ange. Son visage clair et souriant, dans la proximité des motifs sculptés du bois sombre, rayonnait, d’une jeunesse et d’une délicatesse singulières.
A l’écart, deux chaises disposées en vis-à-vis paraissaient se livrer à une secrète conversation.
La tête comme une pierre, incapable de la moindre idée, je fixais, au bout de mes chaussures, les franges effilochées d’un vieux tapis.

Un silence d’une extrême pureté s’était installé.

Mon père était là, tout près de moi, immobile et muet.
Sa présence m’enveloppait en une étreinte invisible et douce.
Ne plus bouger. Rester ainsi pour toujours. Le retenir encore, un peu.

Alain Levillain